Ce 12 février 2025, la revue Nature vient de rendre publique une découverte faite par une équipe internationale de physiciensphysiciens et d’ingénieurs, principalement du CNRS en France, et de partenaires italiens et néerlandais au sein de la collaboration KM3NeT. Ces scientifiques s’étaient donné un but : construire au fond de la mer Méditerranéemer Méditerranée le Cubic Kilometre Neutrino Telescope, ou KM3NeT. Il s’agissait d’immerger dans des volumes d’eau de la taille du kilomètre des détecteurs de neutrinosneutrinos par effet Cherenkov et constituant KM3NeT France (au large de Toulon), qui héberge le détecteur Orca (Oscillation Research with Cosmics in the Abyss), KM3NeT Italie (au large de Portopalo di Capo Passero, Sicile, Italie), qui héberge le détecteur Arca (Astroparticle Research with Cosmics in the Abyss). On pourra consulter les deux dernières vidéos, ci-dessous, pour en savoir un peu plus sur ces détecteurs.
Toujours est-il que la découverte annoncée concerne l’astrophysique et la physique des particules avec la mise en évidence d’un neutrino cosmique d’origine inconnue d’une énergie jamais enregistrée. L’énergie atteinte était de 220 pétaélectronvolts (PeV), soit trente fois supérieure à celle de tous les neutrinos précédemment détectés à l’échelle mondiale. Rappelons que 1 PeV vaut 1 000 TeV et que l’on accélère des protons au LHCLHC – le plus puissant collisionneur de particules construit par la noosphère – à des énergies d’un peu plus de 10 TeV et que 1 TeV permet de créer presque 1 000 protons en raison de la fameuse relation d’EinsteinEinstein entre la massemasse et l’énergie.
Olivier Drapier, chercheur au Laboratoire Leprince-Ringuet de l’École polytechnique, CNRS, nous parle des neutrinos, ces particules de matière que l’on peut utiliser pour étudier les étoiles et l’Univers. © École polytechnique
Mais de quoi parle-t-on avec des neutrinos ?
Comme Futura l’avait expliqué dans un précédent article, au début des années 1930 les physiciens étaient confrontés à une énigme si troublante avec la radioactivitéradioactivité bêtabêta que Niels BohrNiels Bohr lui-même en était venu à douter de la loi de la conservation de l’énergie – l’une des lois les plus fondamentales de la physique – pour certaines réactions radioactives avec des noyaux. Beaucoup plus conservateur que Bohr qui a fondé la théorie quantique de l’atomeatome en remettant en cause la physique classique, Wolfgang Pauli préfère, lui, conserver cette loi basée sur une symétrie fondamentale de l’espace-tempsespace-temps en postulant l’existence d’une nouvelle particule emportant l’énergie manquante dans une désintégration radioactive. Mais il doit pour cela lui dénier l’existence d’une charge, probablement d’une masse propre, et admettre qu’elle est tellement fantomatique, qu’elle n’interagit que très peu avec la matièrematière.
On pourrait croire qu’il s’agissait d’épicycles pour refuser de voir en face la nécessité d’un changement de paradigme en physique, tout comme on le reproche aux tenants du modèle de la matière noirematière noire froide qui postule l’existence de nouvelles particules très stables encore jamais vues. Mais la particule de Pauli existe bel et bien, baptisée « neutrino » (en italien : petit neutronneutron) par le physicien italien Edoardo Amaldi en plaisantant lors d’une conversation avec Enrico Fermi pour la distinguer du neutron, beaucoup plus massif, qui venait d’être découvert en 1932 par James Chadwick. Elle sera découverte expérimentalement en 1956, par Frederick Reines et Clyde Cowan, auprès d’un réacteur nucléaire.
Comment détecter les neutrinos, ces particules si furtives que des milliards d’entre elles traversent notre corps chaque seconde sans le moindre effet ? Réponse : en installant un détecteur pharaonique au fond de la mer Méditerranée. Plongez, dans ce reportage proposé en partenariat avec LeMonde.fr, à 2500 m de profondeur, avec l’équipe d’ingénieurs et de chercheurs qui construit un des instruments scientifiques les plus ambitieux du monde. Avec la participation de Paschal Coyle (chercheur CNRS), responsable scientifique KM3NeT-France, Vincent Bertin (CNRS) et Sylvain Henry (CNRS) du CPPM (Aix-Marseille Université ─ CNRS). © CNRS Images – 2019
Des particules impossibles à produire sur Terre
Le neutrino exceptionnel révélé par KM3NeT est un exemple de particules présentes dans les rayons cosmiquesrayons cosmiques. Il est bien connu que les rayons cosmiques ont été découverts en 1912 par le physicien autrichien Victor Franz Hess (1883-1964), ce qui lui vaudra la moitié du prix Nobel de physique de 1936, l’autre moitié ayant été attribuée à Carl Anderson pour sa découverte du positronpositron. Les rayons cosmiques sont des particules subatomiques constituées principalement de protons, de noyaux d’héliumhélium, mais aussi de certains éléments plus lourds, comme l’oxygèneoxygène, le carbonecarbone, l’azoteazote ou encore le ferfer. Le SoleilSoleil et les autres étoilesétoiles émettent des rayons cosmiques de relativement faibles énergies, tandis que les rayons cosmiques d’énergies moyennes et hautes proviennent très probablement des supernovae en relation avec le mécanisme d’accélération de Fermi.
Il existe par contre des rayons cosmiques possédant des énergies ultra-hautes, que l’on appelle des UHECR (Ultra-High Energy Cosmic Rays), et dont on ne comprend pas bien quelles peuvent être les sources. On soupçonne qu’il s’agit là encore de mécanismes du genre de ceux de Fermi, mais qui prendraient naissance dans les noyaux actifs de galaxiesnoyaux actifs de galaxies comme les quasarsquasars, ce qui est probablement le cas pour des neutrinos avec des trous noirs supermassifs. Ces UHECR peuvent être dix millions de fois plus énergétiques que tout ce que l’on sait obtenir des accélérateurs de particules. De fait, en 1991, les physiciens ont découvert indirectement sur Terre l’arrivée d’une particule avec une telle énergie particulière, environ 320 millions de Tev, mais de nature inconnue.
La technologie humaine a des limites et même si nous pouvons construire un successeur au LHC de 100 km de circonférence – et probablement 10 fois plus grand si un financement était disponible -, nous serions bien loin de sonder de telles énergies où de la nouvelle physique liée à l’écume de l’espace-temps se révélerait peut-être directement à nous.
On avait des raisons de penser que l’on pourrait voir des effets de cette écumeécume via la création de mini-trous noirs au LHC mais, hélas, l’UniversUnivers observable semble construit de manière que cela ne soit finalement possible qu’avec un LHC qui aurait le diamètre de la Voie lactéeVoie lactée, environ 100 000 années-lumièreannées-lumière de diamètre.
Heureusement, le cosmoscosmos lui-même n’a pas cette limite ; il a mené et mène encore en quelque sorte des expériences de physique des hautes énergies avec des accélérateurs de particules naturelles. Le premier et le plus colossal d’entre eux a été, bien sûr, le Big BangBig Bang, mais on a aussi de bonnes raisons de penser que les trous noirs supermassifstrous noirs supermassifs de Kerr en rotation accrétant de la matière au cœur des galaxies – par exemple à l’occasion d’un Tidal disruption event (ou TDE), ce qui peut se traduire par « évènement de rupture par effet de maréemarée » -, sont aussi de formidables accélérateurs de particules permettant de sonder une nouvelle physique.
Il est possible de voir l’univers via d’autres canaux que les ondes électromagnétiques et on va s’intéresser à la toute dernière génération de télescope à neutrinos : KM3NeT. © Vidéo réalisée pour Echosciences Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur avec le directeur de recherche CNRS Paschal Coyle (LSPM, CPPM – AMU/CNRS). Sur une idée originale de Play Azur.
Si on détecte bien depuis des décennies des particules chargées dans les rayons cosmiques qui possèdent des énergies extraordinaires, on est toutefois confronté au problème que comme pour toutes les particules chargées, elles ont été déviées chaotiquement dans les champs magnétiqueschamps magnétiques turbulents de la Voie lactée, de sorte qu’il n’était pas vraiment possible de leur attribuer une direction d’origine sur la voûte céleste et d’y chercher une source bien localisée en utilisant des observations dans le domaine des ondes électromagnétiquesondes électromagnétiques.
Heureusement, les neutrinos n’ont pas ce problème car ils ne sont pas chargés et en plus ils interagissent peu avec un milieu matériel diffusdiffus comme l’est le milieu interstellaire. On pouvait donc tenter de les relier aux noyaux actifs de galaxies lointains où se trouvent des trous noirs supermassifs.
Le saviez-vous ?
Dans le cas des rayons cosmiques ordinaires provenant d’au-delà du Système solaire, on voit généralement ces particules à basses énergies provenir de toute la voûte céleste sans direction préférée. C’est conforme à la thèse comme quoi ces particules sont déviées chaotiquement par les champs magnétiques turbulents et tout aussi chaotiques au moins de notre Galaxie, et qu’ils effectuent techniquement ce que l’on appelle une marche au hasard stochastique (il existe une exposition fameuse de ce genre de phénomène que l’on doit au prix Nobel Chandrasekhar) comme celle d’un homme ivre, effaçant donc toute trace de la zone originale d’émission (voir également le cours de Feynman sur le mouvement brownien).
Mais comme la probabilité d’interaction d’un neutrino avec un électron ou un nucléon d’un atome est très faible, il faut surveiller une masse énorme d’atomes pour détecter les collisions entre un neutrino et ces particules, collisions qui vont produire un faible rayonnement électromagnétique donnant un signal que l’on peut analyser pour en tirer de multiples conclusions. En effet, si l’on devait prendre une analogie, il faut multiplier le nombre de tirages au loto à la seconde pour espérer tirer le bon numéro rapidement et à répétition si la probabilité de sa sortie est très faible.
On comprend donc pourquoi depuis des années déjà et avant KM3NeT, et pour les mêmes raisons dans les deux cas, l’Humanité avait entrepris la constructionconstruction d’un détecteur de neutrinos dans l’Antarctique, appelé l’IceCube Neutrino Observatory, un monstre avec 1 milliard de tonnes de glace instrumenté par des détecteurs de rayonnement Cerenkov distribués dans ce bloc à des profondeurs de 1,5 à 2,5 kilomètres sous la surface du pôle Sud.